Le président turc Recep Tayyip Erdogan écoute son homologue iranien Hassan Rouhani lors d’une conférence de presse à Ankara, en Turquie, le samedi 16 avril 2016. Crédit : AP
Un expert russe tente de décrypter le fameux message du président turc pour comprendre s’il a vraiment présenté des excuses.
Les excuses présentées à Moscou par le président turc Recep Tayyip Erdogan pour l’avion russe abattu ont fait la une des journaux. Le leader turc était censé avoir ainsi fait le premier pas vers la normalisation des relations avec le Kremlin, assertion accompagnée d’interprétations et de spéculations qui rendent son contenu de plus en plus flou.
Le président ukrainien Petro Porochenko est venu verser de l’huile sur le feu en annonçant qu’il avait eu lundi lui aussi un entretien téléphonique avec le président turc à l’initiative de ce dernier. Selon le leader ukrainien, le message de son homologue turc « ne formule que des condoléances à la famille du pilote tué ». « J’estime entièrement compréhensible cette position du président turc », a-t-il souligné en commentant le message de Recep Tayyip Erdogan à Vladimir Poutine.
Le démenti de Petro Porochenko
La réaction du président ukrainien, qui a été le premier à tenter de démentir la version officielle sur les excuses du leader turc à la Russie, est logique. Récemment encore, Kiev et Ankara formaient un tandem pour faire face à « la menace russe ». Ainsi, il doit être insupportable pour Porochenko de se faire à l’idée que ce tandem n’existe plus ou que ses heures sont comptées, la Turquie suivant désormais le chemin de la normalisation des relations avec la Russie.
Toutefois, outre la réaction – absolument prévisible – de Petro Porochenko, il existe des raisons bien plus sérieuses de douter de la disposition du président turc à faire tout ce que Moscou attendait de lui depuis sept mois. Moins de 24 heures après la diffusion par les agences du message « urgent » sur les excuses de Recep Tayyip Erdogan, son bras droit, le premier ministre turc, Binali Ildrim, a exclu toutes compensations pour l’avion abattu. « Il n’est pas question d’indemniser la Russie, nous leur avons seulement fait part de nos regrets », a-t-il déclaré, cité par la chaîne télévisée turque NTV, ajoutant que l’enquête sur le meurtre du pilote russe se poursuivait. Or, à peine la veille, ce même Binali Ildrim avait affirmé : « Nous avons avancé l’idée que si nécessaire nous sommes prêts à verser des compensations ».
Mais quel est donc le contenu de la lettre envoyée par Recep Tayyip Erdogan à Vladimir Poutine et en quoi son contenu correspond-il à ces déclarations et faits contradictoires ?
Pour plus de détails, allons puiser aux sources. Le groupe de mots employé par Recep Tayyip Erdogan – kusura bakmasınlar – peut être traduit comme « excusez-moi, pardonnez-moi, ne m’en voulez pas ». Il n’est cité dans le message qu’une seule fois, dans la phrase adressée à la famille du pilote russe Oleg Pechkov. Qui plus est, s’adressant aux proches de la victime, le président turc dit qu’il les perçoit comme « une famille turque » en tentant ainsi de se faire passer pour un sage oriental capable de partager la douleur et de trouver des paroles de réconfort.
A qui Recep Tayyip Erdogan a présenté ses excuses
Partant de ce message, nous pouvons faire deux conclusions de principe.
Premièrement, les excuses du président turc ont un côté conventionnel ou sont pour le moins faites à moitié. Car elles étaient adressées à la famille d’Oleg Pechkov et non aux autorités russes. Deuxièmement, Ankara ne plaide toujours pas coupable pour l’avion abattu. La tentative de mettre l’accent sur le drame humain fait dévier le sujet dans une autre dimension, humanitaire : ces faits n’étaient pas désirés, un homme est mort et on le regrette vivement, il existe une disposition à présenter des excuses à sa famille et à punir ceux qui l’ont tué. Ce qui signifie que la nouvelle des « excuses d’Erdogan » mènera deux vies parallèles dans deux espaces informationnels qui ne se recoupent pas : russe et turc. Et que des différences d’interprétation sont inévitables.
Ce qui importe c’est de savoir si Moscou et Ankara préfèrent mettre l’accent sur les divergences ou essaient de permettre l’un à l’autre de garder la face en constatant que les premiers pas vers la normalisation des relations ont été faits.
Aussi conventionnelles que soient les excuses de Recep Tayyip Erdogan, ce qui compte est que le Kremlin ne les ait pas repoussées et que les présidents russe et turc aient eu un entretien téléphonique. Il est possible par conséquent de faire une supposition prudente : la glace est rompue.
Comment s’excusent les Etats
Le sujet des excuses officielles entre pays est l’un des plus compliqués, délicats et douloureux dans les relations internationales. En effet, le prix à payer est trop lourd, car l’enjeu est la crédibilité d’un Etat. Cela étant, chaque geste ou mot pouvant être considéré comme une excuse est passé au peigne fin.
Ainsi, il y a quinze ans, en avril 2001, après l’accident d’un avion espion américain qui avait violé l’espace aérien de la Chine et avait dû effectuer un atterrissage d’urgence sur l’île d’Hainan, Pékin a exigé des excuses officielles de la part de Washington. Les Américains ont refusé net. Les relations s’envenimaient de plus en plus et le monde commençait à appréhender un conflit ouvert entre les deux pays. Toutefois, à l’issue de négociations difficiles, les deux Etats ont élaboré une formule obscure – veuillez accepter nos sincères « cao » – que chacun pouvait interpréter comme une excuse ou un regret, la polysémie des hiéroglyphes chinois s’y prêtant facilement.
On connaît également d’autres exemples. Au cours de sa récente visite au Japon dans le cadre d’un sommet du G7, le président américain Barack Obama n’a toujours pas présenté d’excuses officielles pour le bombardement atomique d’Hiroshima il y a 70 ans, tout en ayant pris part à la cérémonie de dépôt de fleurs et en ayant formulé ses condoléances. Le Japon a pour sa part refusé de présenter des excuses à la Corée du Sud pour les crimes durant la Seconde Guerre mondiale et de verser des indemnisations aux victimes de violences sexuelles (dites femmes de réconfort).
Toutefois, les rapports entre ces pays ne peuvent pas être qualifiés de conflictuels. Peu à peu, les grandes puissances mondiales ont appris à éviter de laisser leurs relations être prises en otages par des questions de principes. Et chacun campe sur ses positions.
Texte original publié sur le site de Kommersant
Source: RBTH