Corruption : Un diplomate suisse cloué au pilori par des hommes d’affaires kényans
Jacques Pitteloud, ancien ambassadeur de Suisse au Kenya, a-t-il réclamé 50 millions de francs suisses pour enterrer un dossier ?
L’affaire remonte à 2014. Jacques Pitteloud, alors ambassadeur de Suisse au Kenya, se rend au domicile des frères Kamani, sous enquête pour blanchiment d’argent, à la fois au Kenya et en Suisse. La Confédération leur a bloqué 170 millions de dollars dans un scandale baptisé Anglo Leasing, qui remonte à 2004. L’histoire est racontée en long et en large dans Business Daily, quotidien du Kenya. Dans ces contrats portant sur des surfacturations concernant du matériel lié à la sécurité, il est souvent fort compliqué d’en apporter des preuves définitives. Jacques Pitteloud leur a-t-il suggéré de verser 50 millions de francs suisses (46 millions d’euros) contre l’abandon de poursuites dans la Confédération ? La démarche n’est pas inhabituelle de la part de la justice helvétique. Imitant les États-Unis, elle préfère négocier lorsque les dossiers complexes, réclamant des décennies de procédure, risquent de s’enterrer.
Ancien des services secrets
Seulement voilà, les deux frères Kamani, Chamanlal et Rashmi, qui ont enregistré la conversation, portent plainte le 15 mai 2015 pour « tentative de contrainte », « abus d’autorité » et « violation du secret de fonction ». Pourquoi une date aussi tardive ? D’autant que Jacques Pitteloud a déjà quitté ses fonctions. Fin 2014, il est revenu à Berne pour devenir responsable de la Direction des ressources des affaires étrangères. Il était en poste à Nairobi depuis 2010, également en charge du Burundi, du Rwanda, de l’Ouganda et de la Somalie. C’est un haut fonctionnaire de choc : ancien coordinateur des services secrets suisses, ce francophone de 54 ans est intervenu dans des dossiers particulièrement sensibles, comme le terrorisme, le trafic de produits nucléaires ou celui des otages suisses détenus en Libye.
Une intervention illégale
Bref, ce géant (il mesure près de deux mètres) jouit d’une bonne réputation. Le 7 mars 2016, le Ministère public de la Confédération (MPC) refuse d’entrer en matière, et enterre la plainte. Seulement voilà, les frères Kamani déposent un recours au Tribunal pénal fédéral (TPF), la plus haute instance judiciaire helvétique. Le 29 juin, la cour des plaintes du TPF accepte le recours concernant l’infraction de « tentative de contrainte ». Le MPC se voit alors contraint de demander au ministère des Affaires étrangères (l’employeur de Jacques Pitteloud) l’autorisation d’instruire le dossier. D’autant que selon le quotidien de Lausanne Le Temps, le tribunal juge l’intervention du diplomate suisse « illégale », car celui-ci aurait agi sans « avoir reçu mandat des autorités suisses ». Jacques Pitteloud, de son côté, déclare dans les médias helvétiques avoir agi sur mandat du Ministère public.
Lâché par le Ministère public
Si le ministère des Affaires étrangères soutient fermement son diplomate, affirmant que Jacques Pitteloud a toujours informé son employeur de ses démarches, en revanche, le Ministère public de la Confédération tient un tout autre discours, affirmant qu’il n’avait « donné aucune mission ou instruction à l’ambassadeur ». Dans une lettre, parvenue à la radio-télévision suisse romande (RTS), datée du 16 octobre 2014, le MPC assure n’être pas intervenu dans l’accord que le diplomate suisse aurait proposé aux deux hommes d’affaires kényans, accusés de corruption (il affirme n’avoir « donné aucune mission » à Jacques Pitteloud). Toutefois, d’autres sources confirment l’existence de contacts étroits entre l’ambassadeur de Suisse au Kenya, les autorités kényanes et le MPC. En effet, on imagine mal comment un diplomate, de son propre chef, pourrait avoir le pouvoir d’effacer une mise en examen pour blanchiment d’argent contre versement de 50 millions de francs suisses.
Ian Hamel
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