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Loukianov : « Kiev a choisi de rompre tous les liens qui l’unissent à la Russie »

Petro Porochenko lors de sa visite à Washington le 20 juin dernier. Crédits : president.gov.ua

Pourquoi Kiev est-elle prête à céder une partie de sa souveraineté à l’Union européenne ? Et en quoi a-t-elle intérêt à la confrontation avec Moscou ? Fedor Loukianov, rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs, analyse pour Lenta.ru les motivations réelles des élites russes et ukrainiennes dans cet affrontement qui n’est pas près de cesser.

La visite officielle du président ukrainien Petro Porochenko à Washington, au cours de laquelle il a enfin pu s’asseoir aux côtés de Donald Trump, s’est rapidement transformée en un nouvel épisode de la guerre de l’information qui oppose Kiev et Moscou. Le dossier russo-ukrainien croule de plus en plus sous les tonnes de déchets de la propagande réciproque. Pourtant, le conflit autour de l’Ukraine est lourd de dangers, et mérite sans aucun doute une approche plus sérieuse.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’Ukraine a aujourd’hui l’avantage politique – ses autorités actuelles ont très peu à perdre. Certes, on est un peu mal à l’aise en voyant Kiev présenter cette mesure purement technique qu’est la levée du régime de visa avec l’UE pour les courts séjours quasiment comme le point culminant de son histoire nationale. Ni la Géorgie, ni la Moldavie, qui ont obtenu le même statut un peu plus tôt, n’ont songé à le célébrer en si grande pompe, sans parler des pays d’Amérique latine ou des Caraïbes, qui bénéficient d’un privilège depuis plusieurs décennies. L’Ukraine est tout de même un grand pays européen, et être traitée de cette façon devrait lui sembler plutôt humiliant. Mais c’est lire la situation depuis notre position de grande puissance et au travers de toutes les représentations qui y sont liées. Cela ne s’applique pas à l’Ukraine, mue par une autre logique de construction de son État.

« La Russie ne doit pas s’attendre à ce que l’Ukraine s’effondre politiquement »

Acquérir sa souveraineté, pour Kiev, signifie tout autre chose. Il ne s’agit ni d’indépendance absolue ni de la capacité de prendre des décisions totalement souveraines – seulement d’indépendance à l’égard de Moscou. Et si l’Ukraine doit pour cela se retrouver dépendante de l’Europe, des États-Unis et/ou de toute autre institution occidentale, ce n’est pas un problème. Au contraire – c’est un moyen crucial d’atteindre son but. Kiev a choisi consciemment de rompre tous les liens qui l’unissent à la Russie, quoi qu’il lui en coûte. La pertinence économique du rapprochement avec les autorités de l’UE n’entre pas en ligne de compte – l’objectif politique est incomparablement supérieur. La population et les acteurs économiques ukrainiens prouvent leur faculté à s’adapter à absolument toutes les conditions. Ce qui signifie que, quelle que soit la politique qui y sera menée, qu’elle soit bonne ou mauvaise, la Russie ne doit pas s’attendre à ce que l’Ukraine s’effondre politiquement – la capacité d’adaptation de la société ukrainienne est bien trop élevée.

Le conflit russo-ukrainien est l’exemple type d’un duel entre deux types d’organisation socio-politique antagoniques. La Russie est un État fortement et rigoureusement centralisé, qui considère la souveraineté pleine et entière comme son principal objectif. L’Ukraine est un État faible et branlant, vivant en symbiose complexe avec une société civile ramifiée et influente, et pour qui la souveraineté n’est pas un but mais un moyen. […]

Les autorités de Kiev ont en revanche un but clair et précis, vers lequel elles continuent d’avancer, en dépit de toutes les pertes internes que cela implique et en demeurant persuadées que l’Occident leur garantira à jamais un « soutien minimum vital ». La déception des Européens et des Américains en Ukraine saute aux yeux. Mais si l’Occident renonce à aider Kiev, ses élites elles-mêmes le comprendront comme une « victoire de Poutine », qu’elles ne peuvent admettre. Ce qui laisse Kiev libre d’agir et de mettre en œuvre tout son attirail politique, de droit international, idéologique, propagandiste et même économique.

« La Russie est beaucoup plus compréhensible sous les traits de l’adversaire »

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Lors de sa visite, le président ukrainien a rencontré Donald Trump. Crédits : president.gov.ua

Les changements à l’intérieur du système occidental – crise politique aux États-Unis, début de la douloureuse refonte de l’UE, modification de l’ordre des priorités – ont bien eu un effet, mais inverse à celui que l’on escomptait à Moscou. L’Ukraine n’a pas perdu en importance ; en revanche, le désir de l’UE de coopérer avec la Russie s’est significativement émoussé. Aux États-Unis, la Russie est carrément devenue une sorte de « produit nocif », qu’il est même dangereux d’approcher. En Europe, on ne sait tout bonnement plus que faire d’elle depuis que Moscou a cessé d’être considérée et de se considérer comme faisant partie du projet européen commun. On n’a ni le temps ni les idées pour inventer quelque chose de nouveau et, dans les circonstances actuelles, la Russie sous les traits de l’adversaire est beaucoup plus compréhensible et utile.

La conclusion est déprimante. Revenir à la tactique consistant à « doubler la mise » à l’infini pour « obliger à négocier », adoptée plus d’une fois par Moscou au cours des dernières années, conduirait aujourd’hui à consolider son désavantage. Dans le même temps, tenter de renverser la situation ne serait possible qu’au prix d’une escalade, qui engendrerait des risques d’un tout autre niveau. Kiev, en revanche, dispose d’une vaste réserve pour « augmenter la mise », jusqu’à provoquer des heurts militaires et créer pour la Russie toute une masse de problèmes politiques et économiques. Peu importe si cela sera efficace ou non – le simple fait de maintenir une tension nerveuse constante est un moyen de pression opérant en soi. D’autant que la Russie est devenue, pour Kiev, un instrument confortable de régulation de ses relations avec l’Occident.

« Kiev a besoin du facteur russe »

Moscou n’a aujourd’hui aucun intérêt à faire des concessions – et la question n’est même pas de perdre ou non la face. Simplement, l’État ukrainien a fondé sa construction sur l’opposition avec la Russie, et les autorités de Kiev ont besoin du facteur russe. Si le conflit se résolvait soudain, la « menace venue de l’Est » se dissiperait, et l’Occident s’empresserait alors de féliciter Kiev pour sa victoire – et de s’occuper de choses plus importantes. Et Kiev chercherait immédiatement de nouveaux prétextes pour faire remonter la tension.

Pour autant, il ne sera pas non plus possible de conserver le statu quo ; la situation est instable, et la soupape permettant d’apaiser ou d’accroître la tension est aux mains de  Kiev. Derrière l’euphémisme « pleine application des accords de Minsk » se cache une crainte partagée : ces accords sont le dernier instrument permettant de faire au moins semblant que la situation peut se réguler. Quelque cynique que cela puisse paraître, la guerre est, quoi qu’il advienne, à l’avantage de Kiev – même si elle la perd de nouveau, l’Occident ne pourra pas ne pas aider l’Ukraine, quoi que ses cercles dirigeants pensent de ce pays.

Le paradoxe, c’est que cet État ukrainien faible et mal dirigé, en l’occurrence, sait précisément ce qu’il veut – autant au niveau des objectifs réels que des affirmations publiques.L’État russe puissant et décidé, lui, est dans le flou : le conflit dans l’est de l’Ukraine n’avait, dès le départ, ni stratégie, ni objectifs intelligibles. Et rien n’a changé depuis. Sachant que, pour fixer des objectifs, il faudrait que la Russie comprenne, plus généralement, ce que l’Ukraine signifie pour elle – pas en ce moment mais sur le principe, en perspective. Répéter les formules sur le thème « Un seul et même peuple », espérer que le pouvoir ukrainien actuel s’effondre et soit remplacé par des partenaires plus ouverts au dialogue ou attendre que l’Ukraine « se relève » à l’image de la nouvelle Russie (ce dont s’est mis à parler il y a quelques jours, à la surprise générale, l’ex-président ukrainien Leonid Koutchma) ne font que nous distraire de la réponse à la question sur ce que nous voulons. Et sans cette réponse, même la tactique la plus élémentaire ne fonctionnera pas – sans parler de stratégie.

Pour la moitié des habitants des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk, c’est l’Occident qui a provoqué le conflit ukrainien. Dans la zone orientale du pays sous contrôle de Kiev, ils sont 30 % à partager ce point de vue. 9 % des habitants des républiques estiment que la faute en incombe à la Russie. Ils sont 37 % à accuser Moscou dans l’Est « kiévien ».

29 %  des habitants des républiques séparatistes et 23 % de ceux de la région orientale sous contrôle de Kiev, enfin, sont convaincus que les causes du conflit sont internes à leur pays.

82 % des habitants des républiques sont opposés à une éventuelle entrée de l’Ukraine dans l’UE. Une opinion partagée par 72 % des habitants de l’Est « kiévien ».

Dans le reste du pays, plus de 50 % des Ukrainiens sont favorables à une telle perspective.

Centre d’études de l’Europe de l’Est et internationales (ZoiS), sous tutelle du ministère allemand des affaires étrangères (sondage réalisé fin 2016)

Source: Le courrier de Russie

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